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Notre-Dame de Paris et les juifs : querelles historiques et théologiques


La relation entre la communauté juive parisienne et la cathédrale Notre-Dame de Paris constitue un chapitre complexe de l'histoire médiévale française, illustrant les dynamiques religieuses et sociales qui ont façonné la capitale. Cet article aborde la présence juive sur l'île de la Cité et ses interactions avec l'institution catholique, depuis l'Antiquité tardive jusqu'à l'époque moderne.

Les origines de la présence juive sur l'île de la Cité
Les premières traces de la communauté juive à Lutèce remontent à l'époque gallo-romaine. Durant le Haut Moyen Âge, l'île de la Cité, centre névralgique de la ville, abritait une communauté juive substantielle qui participait activement à la vie économique locale. D'après les recherches de Bernhard Blumenkranz¹, cette communauté se concentrait principalement autour de la rue de la Juiverie et du Pont-aux-Changes, où les familles juives établirent les premières maisons de change.
Les documents fiscaux du XIIe siècle² révèlent la présence d'environ 80 à 100 familles juives dans ce secteur. Parmi les figures notables, on trouve les descendants de Rabbi Yehiel de Paris, qui dirigeait la Yeshiva de Paris au XIIIe siècle. Les archives mentionnent également Jacob d'Orléans, changeur réputé, dont l'échoppe sur le Pont-aux-Changes constituait un point de référence pour les transactions commerciales³.

Relations institutionnelles et tensions théologiques
Les rapports entre la communauté juive et l'autorité épiscopale parisienne se caractérisaient par une ambivalence notable. Cette relation était strictement encadrée par diverses restrictions⁴, notamment :
  • Le port obligatoire de la rouelle jaune (imposé par le Concile de Latran IV en 1215)
  • L'interdiction d'employer des serviteurs chrétiens
  • La limitation des activités commerciales aux seuls jours ouvrables
  • L'obligation de résidence dans des quartiers désignés
  • L'interdiction de construire de nouvelles synagogues
Les périodes d'hostilité se manifestaient de manière violente⁵, à travers :
  • Des violences populaires, particulièrement lors des fêtes religieuses
  • Des confiscations arbitraires de biens
  • Des accusations rituelles, notamment pendant la période pascale
  • Des profanations de cimetières juifs, dont celui découvert rue de la Harpe

La rupture du XIIe siècle
Le tournant majeur de 1182, marqué par l'édit d'expulsion de Philippe Auguste, est particulièrement bien documenté. Le "Catalogue des actes de Philippe Auguste" compilé par Léopold Delisle⁶ mentionne spécifiquement la saisie de 42 maisons appartenant à des Juifs sur l'île de la Cité. Les "Grandes Chroniques de France"⁷ relatent la conversion des synagogues en églises, tandis qu'un document de la chancellerie royale de 1183⁸ atteste l'attribution de certains biens confisqués au financement de la construction de Notre-Dame.

La dispute de Paris et ses conséquences
La dispute théologique de 1240, initiée par Nicolas Donin, constitue un événement crucial des relations judéo-chrétiennes médiévales. Cette confrontation portait sur 35 accusations précises contre le Talmud⁹, notamment concernant des passages prétendument hostiles à Jésus et Marie, des divergences d'interprétation biblique, et la question de l'autorité religieuse. Rabbi Yehiel de Paris et trois autres rabbins défendirent les textes durant quatre jours au palais royal. L'issue fut dramatique : la condamnation du Talmud aboutit à l'autodafé de 1242 sur le parvis de Notre-Dame, où environ 24 charrettes de manuscrits hébreux furent brûlées¹⁰.

Représentations symboliques et architecture
L'iconographie de Notre-Dame témoigne éloquemment de la vision théologique médiévale des relations judéo-chrétiennes. Le portail sud présente deux figures allégoriques particulièrement significatives : Ecclesia et Synagoga. La représentation de Synagoga, voilée et portant une lance brisée, traduit la conception théologique médiévale d'un judaïsme "dépassé" par le christianisme¹¹.

Malgré les multiples expulsions et persécutions, la communauté juive parisienne fit preuve d'une remarquable résilience. Sa présence récurrente dans la capitale, même après les périodes d'exil, témoigne de la complexité des relations interconfessionnelles dans le Paris médiéval et moderne¹².
L'histoire de la présence juive autour de Notre-Dame de Paris illustre la complexité des relations interreligieuses dans la France médiévale. La cathédrale, témoin silencieux de ces interactions, reste un symbole des dynamiques socio-religieuses qui ont façonné l'histoire parisienne.

 

NOTES


¹ Blumenkranz, B. (1969). "Juifs et Chrétiens dans le monde occidental 430-1096", Paris, Mouton.

² Archives Nationales, Série J 937, Documents fiscaux du règne de Philippe Auguste.

³ Chazan, R. (1973). "Medieval Jewry in Northern France: A Political and Social History", Johns Hopkins University Press.

⁴ Jordan, W.C. (1989). "The French Monarchy and the Jews: From Philip Augustus to the Last Capetians", University of Pennsylvania Press.

⁵ Dahan, G. (1990). "Les intellectuels chrétiens et les juifs au Moyen Âge", Paris, Cerf.

⁶ Delisle, L. (1856). "Catalogue des actes de Philippe-Auguste", Paris.

⁷ "Grandes Chroniques de France", manuscrit du XIIIe siècle, BnF MS fr. 2813.

⁸ Archives Nationales, Trésor des Chartes, J 437, n°4.

⁹ Cohen, J. (1982). "The Friars and the Jews: The Evolution of Medieval Anti-Judaism", Cornell University Press.

¹⁰ Grabois, A. (1975). "The Hebraica Veritas and Jewish-Christian Intellectual Relations in the Twelfth Century", Speculum, 50(4).

¹¹ Études iconographiques de la cathédrale Notre-Dame de Paris.
¹² Archives historiques de la ville de Paris, registres des communautés.

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