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Les prisonniers musulmans d'Auschwitz : une histoire méconnue

Photo du rédacteur: barbara-moullanbarbara-moullan

Dernière mise à jour : 27 janv.

Introduction

La présence de prisonniers musulmans à Auschwitz constitue un chapitre méconnu de l'histoire de la Shoah1. Cet article examine leur expérience à travers les archives disponibles et les témoignages de survivants, tout en explorant les complexités politiques et idéologiques qui ont conduit à leur internement.


Contexte historique

La politique nazie envers les musulmans

L'attitude du Troisième Reich envers les musulmans était profondément ambivalente2. D'un côté, le régime tentait de séduire le monde musulman pour des raisons stratégiques, notamment au Moyen-Orient suite aux accords Sykes-Picot. De l'autre, l'idéologie raciale nazie considérait de nombreux peuples musulmans comme "racialement inférieurs"3. D'une part, par pure théorie raciale : les nazis considéraient les peuples non-européens, dont beaucoup de musulmans (Arabes, Africains, Asiatiques), comme des "sous-hommes" (Untermenschen) selon leur hiérarchie raciale pseudo-scientifique. Ils voyaient certains peuples musulmans, notamment les Turcs, comme ayant "contaminé" la "pureté raciale" européenne lors des invasions historiques. Les nazis ont fait des exceptions pour certains musulmans (comme les Bosniaques) uniquement pour des raisons militaires et politiques, pas par conviction idéologique.


Le paradoxe de la division Handschar

La création de la 13e division de montagne SS Handschar, composée principalement de musulmans bosniaques, illustre cette contradiction. Alors que certains musulmans étaient recrutés dans les SS, d'autres étaient simultanément déportés vers les camps4. La politique nazie envers les musulmans illustre l'un des paradoxes les plus frappants du Troisième Reich. Alors que la 13e division SS Handschar, composée de 26 000 musulmans bosniaques, et la 23e division Kama combattaient sous la bannière nazie, leurs coreligionnaires étaient simultanément déportés vers les camps de concentration. Cette contradiction s'explique par le pragmatisme cynique du régime nazi : après la défaite de Stalingrad, le besoin urgent de troupes poussa Himmler à recruter des musulmans des Balkans, tout en maintenant l'idéologie raciale qui considérait ces mêmes peuples comme "inférieurs". Ainsi, pendant que des soldats musulmans servaient dans les SS, souvent pour combattre les partisans yougoslaves, environ 3 000 de leurs compatriotes musulmans furent envoyés à Auschwitz. Plus troublant encore, il arrivait que des familles de soldats SS musulmans soient elles-mêmes déportées. Cette politique schizophrène reflétait la tension constante entre l'opportunisme militaire du Reich et son idéologie raciale fondamentale, instrumentalisant les divisions religieuses tout en perpétrant une politique d'extermination basée sur des critères raciaux.


Origines des prisonniers musulmans

Communautés bosniaques

Environ 3000 musulmans bosniaques furent déportés à Auschwitz5. Ces déportations touchaient particulièrement les opposants politiques, les intellectuels et les familles soupçonnées de liens avec la résistance6. Les déportations s'intensifièrent après 1943, parallèlement à la montée des mouvements de résistance dans les Balkans7.


Prisonniers soviétiques musulmans

Les archives documentent la présence significative de musulmans parmi les prisonniers de guerre soviétiques, avec plus de 1500 Tatars de Crimée, environ 800 Tchétchènes et Ingouches ainsi qu'un nombre indéterminé de Kazakhs et d'autres peuples d'Asie centrale8

Ces prisonniers subissaient une double discrimination : en tant que Soviétiques et en tant que membres de "races inférieures"9.


Population rom musulmane

Parmi les 23 000 Roms déportés à Auschwitz, environ 2000 étaient de confession musulmane, principalement originaires des Balkans10. Les Roms musulmans constituaient un groupe particulièrement vulnérable, victimes à la fois de la persécution raciale et de l'islamophobie11. Les Roms musulmans occupaient une position particulièrement précaire dans le système de persécution nazi, subissant une convergence dévastatrice de discriminations. Catégorisés comme "racialement inférieurs" selon les lois de Nuremberg et stigmatisés comme "asociaux", leur pratique de l'islam ajoutait une couche supplémentaire de marginalisation. Cette religion, perçue par les nazis comme une "contamination orientale", renforçait les préjugés raciaux déjà existants. Leur situation était d'autant plus critique que leur mode de vie traditionnel, souvent nomade, les privait de réseaux de soutien stables dans les communautés locales. Contrairement à d'autres groupes persécutés qui pouvaient parfois compter sur l'aide de voisins ou d'organisations clandestines, les Roms musulmans se trouvaient doublement isolés : rejetés par la société majoritaire en raison de leur ethnicité et regardés avec suspicion par les communautés musulmanes sédentaires en raison de leur mode de vie nomade. Cette intersection de vulnérabilités - raciale, religieuse et sociale - en faisait des cibles particulièrement exposées aux politiques d'extermination nazies, avec des possibilités de fuite ou de refuge extrêmement limitées.


Conditions de détention

Organisation dans le camp

Les archives d'Auschwitz révèlent que les détenus musulmans subissaient une forme particulière de déshumanisation à travers la négation systématique de leur identité religieuse. Contrairement à d'autres groupes qui pouvaient parfois se retrouver ensemble, aucune considération n'était accordée au regroupement des prisonniers musulmans, les privant ainsi du réconfort de la communauté religieuse. L'interdiction totale des pratiques islamiques - notamment les cinq prières quotidiennes et le jeûne du Ramadan - visait à briser leur résistance spirituelle. Cette oppression religieuse était renforcée par l'obligation de consommer une nourriture non-halal, créant un dilemme moral permanent pour les détenus : choisir entre leur survie physique et leurs convictions religieuses. Les témoignages montrent que certains préféraient se priver de viande plutôt que de transgresser leurs principes religieux, aggravant ainsi leur état de malnutrition déjà critique.12


Vie quotidienne

Les conditions de détention des prisonniers musulmans à Auschwitz se distinguaient par une dimension supplémentaire de torture psychologique, superposée aux souffrances physiques communes à tous les détenus. Au-delà du travail forcé épuisant dans les commandos les plus durs, comme les carrières de pierre ou les mines de charbon, ils subissaient une forme particulière de malnutrition. En effet, leur impossibilité d'observer les prescriptions alimentaires halal les plaçait face à un dilemme moral quotidien : mourir de faim ou transgresser leurs principes religieux les plus fondamentaux. Les SS, conscients de ce conflit intérieur, en faisaient un instrument de torture psychologique, forçant délibérément les détenus musulmans à consommer du porc ou de la viande non halal. Ces humiliations ciblées incluaient également des moqueries pendant les heures de prière traditionnelles, la profanation délibérée d'objets religieux confisqués, et l'obligation de travailler pendant les périodes de prière ou de jeûne. Cette combinaison d'épuisement physique et de persécution religieuse systématique visait à briser non seulement leurs corps, mais aussi leur identité spirituelle.13


Résistance spirituelle

Face à la déshumanisation systématique du système concentrationnaire, les détenus musulmans d'Auschwitz développèrent des formes remarquables de résistance spirituelle. Malgré la surveillance constante et les punitions sévères, ils parvinrent à maintenir clandestinement leurs pratiques religieuses essentielles. Les prières quotidiennes étaient murmurées discrètement pendant le travail forcé ou dans l'obscurité des baraquements, tandis que certains prisonniers s'imposaient le jeûne du Ramadan malgré leur état de malnutrition avancée, transformant ainsi leur privation forcée en acte de dévotion volontaire. Cette persistance de la foi s'accompagnait d'un réseau informel de soutien spirituel : les détenus plus versés dans la religion réconfortaient leurs coreligionnaires, partageaient des versets du Coran mémorisés et organisaient des cercles de prière clandestins. Cette préservation de la spiritualité, au péril de leur vie, représentait non seulement un acte de résistance contre la déshumanisation nazie, mais aussi un moyen crucial de maintenir leur dignité et leur identité face à l'horreur quotidienne du camp.14


Témoignages et mémoire

Récits de survivants

Le témoignage de Derviš Sušić offre un aperçu rare de l'expérience des détenus musulmans15. Il décrit notamment l'organisation de prières clandestines, les réseaux de solidarité interconfessionnelle et les stratégies de survie développées. Les mémoires de Halid Bulić16 et les lettres de Mersad Bećirović17 apportent des éclairages complémentaires sur les relations entre détenus de différentes confessions, les mécanismes de préservation de l'identité religieuse et les impacts psychologiques de la privation des pratiques religieuses.


Impact transgénérationnel

Transmission de la mémoire

L'expérience des musulmans d'Auschwitz continue de résonner douloureusement dans les générations suivantes, créant une empreinte psychologique complexe et durable. Les études psychologiques récentes révèlent que les descendants des survivants présentent des symptômes de stress post-traumatique hérité, manifesté par une anxiété chronique et une hypervigilance face aux signes de discrimination religieuse. Cette transmission du trauma s'accompagne d'un questionnement identitaire profond : de nombreux descendants oscillent entre un attachement renforcé à l'islam comme lien avec leurs ancêtres persécutés, et une distance prudente née de la peur d'être identifiés comme musulmans. Les pratiques religieuses ont également évolué de manière significative, certaines familles intensifiant leur dévotion comme acte de résistance mémorielle, tandis que d'autres ont adopté une approche plus discrète de leur foi, marquée par la crainte persistante de la persécution. Cette complexité du rapport à l'identité musulmane, forgée dans le creuset d'Auschwitz, continue ainsi de façonner la psyché des générations successives.18


Reconnaissance tardive

La mémoire des musulmans d'Auschwitz souffre d'une invisibilité persistante dans le paysage mémoriel de la Shoah. Cette marginalisation se manifeste d'abord par l'absence quasi-totale de monuments ou de plaques commémoratives spécifiques sur les sites historiques des camps, où leur présence reste largement ignorée. L'historiographie officielle, focalisée principalement sur les victimes juives et dans une moindre mesure sur d'autres groupes comme les Roms ou les Slaves, n'accorde qu'une place périphérique à l'expérience musulmane. Cette sous-représentation alimente des débats parfois houleux sur la hiérarchisation des mémoires : certains historiens craignent qu'une attention accrue aux victimes musulmanes ne dilue la spécificité du génocide juif, tandis que d'autres argumentent que la reconnaissance de toutes les victimes renforce, plutôt qu'affaiblit, la compréhension globale de la barbarie nazie. Cette tension mémorielle reflète les défis contemporains d'une histoire inclusive de la Shoah.19


Implications contemporaines

Pour la mémoire collective

L'histoire des musulmans d'Auschwitz constitue un pont mémoriel crucial pour notre époque contemporaine. La reconnaissance de leur expérience spécifique représente un enjeu majeur dans la construction d'une mémoire collective plus inclusive de la Shoah. L'intégration de ces victimes minoritaires dans le récit historique permet non seulement de rendre justice à leur souffrance longtemps ignorée, mais ouvre également des perspectives fécondes pour le dialogue interreligieux. En effet, cette histoire partagée de persécution crée un terrain commun entre communautés juives et musulmanes, favorisant une compréhension mutuelle de leurs traumatismes respectifs. Cette convergence mémorielle peut servir de catalyseur pour dépasser les antagonismes actuels et construire des ponts entre les communautés, transformant ainsi la mémoire douloureuse d'Auschwitz en un outil de rapprochement et de compréhension interculturelle.21

 


Note méthodologique

Cette recherche s'appuie sur des archives du Mémorial d'Auschwitz-Birkenau, des témoignages de survivants et des études historiques contemporaines. La classification des prisonniers par nationalité plutôt que par religion dans les registres du camp rend difficile l'établissement de statistiques précises22.


Bibliographie complémentaire

Sources primaires

  • Archives du Mémorial d'Auschwitz-Birkenau

  • Archives fédérales allemandes (Bundesarchiv)

  • Archives militaires soviétiques (RGVA)

  • Collection de témoignages oraux du Fortunoff Video Archive


Articles académiques

  • Bougarel, X. (2018). "La division SS Handschar : histoire d'une unité musulmane". Revue d'histoire de la Shoah, n°209.

  • Vuletić, D. (2017). "Muslim Prisoners in German Concentration Camps". Journal of Holocaust Research, 31(4).

  • Motadel, D. (2015). "Muslims in Hitler's War". History Today, 65(8).

Ressources numériques

  • Base de données des victimes du Mémorial d'Auschwitz-Birkenau

  • Archives digitales du United States Holocaust Memorial Museum

  • Collection en ligne du Yad Vashem

Notes

  1. Gutman, Y., & Berenbaum, M. (1994). Anatomy of the Auschwitz Death Camp. Indiana University Press, p. 87.

  2. Motadel, D. (2014). Islam and Nazi Germany's War. Harvard University Press, p. 32.

  3. Herf, J. (2009). Nazi Propaganda for the Arab World. Yale University Press, pp. 123-125.

  4. Lepre, G. (1997). Himmler's Bosnian Division: The Waffen-SS Handschar Division 1943-1945. Schiffer Military History, p. 76.

  5. Miletić, A. (1987). Les musulmans de Bosnie dans la Seconde Guerre mondiale. Sarajevo University Press, p. 143.

  6. Redžić, E. (2005). Bosnia and Herzegovina in the Second World War. Frank Cass Publishers, p. 167.

  7. Tomasevich, J. (2001). War and Revolution in Yugoslavia, 1941-1945: Occupation and Collaboration. Stanford University Press, p. 489.

  8. Polian, P. (2004). Against Their Will: The History and Geography of Forced Migrations in the USSR. Central European University Press, p. 167.

  9. Streit, C. (1991). Keine Kameraden: Die Wehrmacht und die sowjetischen Kriegsgefangenen 1941-1945. Dietz, p. 245.

  10. Asséo, H. (1994). Les Tsiganes : une destinée européenne. Gallimard, p. 234.

  11. Kenrick, D., & Puxon, G. (2009). Gypsies Under the Swastika. University of Hertfordshire Press, p. 137.

  12. Archives du Mémorial d'Auschwitz-Birkenau, Dossier AII/47/8, "Rapports sur les conditions de détention".

  13. Czech, D. (1990). Auschwitz Chronicle: 1939-1945. Henry Holt & Co, p. 328.

  14. Sušić, D. (1963). Je suis né deux fois. Svjetlost, Sarajevo, pp. 112-115.

  15. Ibid., pp. 118-120.

  16. Bulić, H. (1978). Memoirs from Auschwitz. Sarajevo Historical Archives, manuscrit non publié.

  17. Bećirović, M. (1985). Letters from Hell. Islamic Archives of Bosnia, collection privée.

  18. Wieviorka, A. (2006). The Era of the Witness. Cornell University Press, p. 138.

  19. Rothberg, M. (2009). Multidirectional Memory. Stanford University Press, pp. 267-268.

  20. Greble, E. (2011). Sarajevo, 1941-1945: Muslims, Christians, and Jews in Hitler's Europe. Cornell University Press, p. 245.

  21. Remarque méthodologique basée sur les observations de Piper, F. (2000) dans Auschwitz, 1940-1945: Central Issues in the History of the Camp, Vol. III, p. 89.

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